Texte et Photos : P-Mod / www.facebook.com/pmod.photo

Quinze ans que Léa Nahon vogue à la barre de son navire, voilé de ses lignes brutes où s'entrecroisent érotisme brut et instants spontanés et que l'on retrouve transposés de ses carnets de croquis à l'épiderme de ses clients.
Le temps d'un passage sur sa chaloupe, la blackworkeuse nous parle de sa Belgique, de son expérience ou de ses nombreux projets futurs à son image : singuliers et authentiques.

- Tu sembles t’être retirée pendant un temps avant d'être revenue de plus belle aujourd'hui, une raison en particulier ?

Retirée n’est peut-être pas le mot, mais j’ai dû mettre un gros frein en effet. J’étais sur la route depuis des années, dans les trains, avions, bagnoles, à dormir dans des hôtels ou sur les canapés des potes, sans vraiment jamais me poser chez moi. J’étais fatiguée. Le tattoo demande un travail permanent et la route est chouette mais je n’avais que très peu de temps pour mes amis et ma famille. Ma mère était obligée de prendre rendez-vous avec moi pour que l’on déjeune et mes frères et sœurs recevaient des cadeaux d’anniversaire par la poste de Los Angeles. Ça ne remplace pas la présence physique. J’ai donc décidé de lever le pied. J’ai arrêté les conventions pendant une année ou deux. Il fallait que je stoppe net, sinon j’aurais fais de chaque évènement une exception. J’ai redécouvert le plaisir de lire un livre, de regarder un film sans dessiner devant, d’aller me balader. J’ai aussi calmé le jeu sur les rendez-vous. Je n’avais pas besoin de bosser autant, j’avais juste peur de décevoir mes clients, je faisais passer les tattoos et mes clients avant mon entourage et même ma santé. Il faut sortir de l’engrenage pour se rendre compte à quel point on est dans le faux. Depuis j’ai repris les conventions, je travaille moins, mais mieux, et je sais prendre du temps pour moi et pour mon entourage.

- C'est la route qui t'avais amené au sketchbook comme support de travail initial ?

Non, ça, c’est l’héritage de l’Ecole Boulle [NDLR : où Léa a passé son Bac en Arts appliqués]. Les profs nous obligeaient à tenir un carnet de croquis tous les jours, on était notés dessus à la fin du mois, donc on avait intérêt à être assidus. J’ai pris le pli et puis je ne me suis plus jamais arrêté. Ça a donc commencé à mes quinze ans, j’ai une sacrée collection à la maison! Et puis en effet c’est pratique pour les voyages. Plus facile à sortir dans le train que le chevalet et la peinture à l’huile!

- Dans tes carnets et tes tatouages, on retrouve la des instants saisis que l’on pourrait retrouver dans les photographies de Nan Goldin ou dans les autoportraits d’Egon Schiele par exemple, qu’est-ce qui te touche les travaux de ces artistes ?

Justement ce côté spontané. Les photos de Goldin figent un moment qui n’a pas été choisi par le modèle, un peu comme les portraits de Schiele, comme si personne ne posait, ou que les modèles ne sont pas au courant qu’ils ont été pris en photo ou croqués. Je travaille d’après photos, et à part les photos de Thomas Krauss ou quelques autres, ce sont mes photos qui me servent de base. Donc mon entourage. Je prends des photos tout le temps, et certaines qui paraissent ratées m’offrent une base de travail super. C’est l’absence de pose qui m’a plu chez ces deux artistes et que j’ai reproduis sans trop m’en rendre compte.
J’aime bien les erreurs aussi qui mènent souvent à des trucs supers. Mais je dois avouer quand même que cette technique, en tout cas pour le tattoo m’arrange bien. Si mon client bouge, pas de problème, on refait un trait à côté et hop, ça donne super bien! Il y a au moins 50% de flemme, mais le résultat me plait plus que si je faisais tout bien léché, et mes clients semblent apprécier aussi, donc tout le monde y gagne!

- Ça fait un petit moment que tu collabores avec Thomas Krauss, peux-tu nous parler de ce qui t'as touché dans ses photographies et de ce qui a nourri votre collaboration?

J’ai rencontré Thomas en posant pour lui et en voyant le résultat de ses photos avec d’autres tatoueurs. C’est drôle, car même en faisant poser les gens, il arrive à faire ressortir un côté spontané, comme si le modèle était sur le point de dire ou de faire quelque chose. Ce n’est jamais figé. J’aime encore plus lorsqu’il prend des photos sur le vif, quand il traine pendant des heures jusqu’à ce qu’on ne le voit plus dans la salle et qu’il revient avec des bribes de vies dont on ne s’était même pas rendu compte. Ces photos là sont plus dures à dessiner, mais c’est de l’or pour moi!







- Généralement tes clients voient l'intention tu as mis dans tes croquis quand ils choisissent un motif ?

Non, justement c’est ce qui me plait. Je ne mets jamais beaucoup d’intention dans mes dessins, il n’y a rien de réfléchi, tout dépend de la photo que je vais trouver. C’est pour ça que j’ai du mal à suivre une ligne directrice dans mes dessins, parce que le thème ne dépend pas vraiment de moi.. Si je vois une photo passer, que ce soit dans un bouquin ou sur internet et que je la trouve chouette (l’angle, l’expression de la personne, la position, etc…), je la mets de côté et je la dessine. Mes clients trouvent parfois des trucs super profonds dans mes dessins, parce que ça leur rappelle quelque chose, quelqu’un, quoi que ce soit. Je préfère les laisser à leur interprétation, leur histoire sera sans doute plus intéressante que la mienne!

- Quel est ton regard sur monde du tatouage et de son évolution depuis tes débuts il y a 15 ans ?

Je suis de la vieille école où l’on devait savoir tout faire pour survivre dans ce métier. Un bon tatoueur devait savoir répondre à toutes les demandes. On ne venait jamais au tatouage parce que c’était cool et que ça rapportait de l’argent. C’était plutôt l’inverse. Des années de ménage sans toucher un centime, des heures à souder des aiguilles en se prenant les effluves d’acide dans le nez, la vaisselle et stérilisation quotidienne des tubes, et une fois tout ça fait, des heures de dessins, tous styles confondus. Pas le temps de développer son style ou dessiner ses envies. C’était la galère, rien à voir avec le côté glamour qu’on lui prête aujourd’hui!
J’aime à croire que j’ai contribué à ce que les tatoueurs osent sortir des codes imposés et tentent de nouvelles choses sur la peau des gens. Je suis arrivée à développer ce « style » croquis après avoir parfait des tas de dessins, après des études diverses et variées de toutes sortes d’objets, d’animaux, de corps humains, tous styles confondus. Il n’y a que deux ans que je ne tattoo que mes propres dessins. Des collègues tels que Yann Black et Joe Moo (pour ne citer qu’eux) sont de supers dessinateurs et sont revenus par choix à ce style épuré que l’on connait. Je trouve que beaucoup de jeunes tatoueurs s’arrêtent à ce qu’ils savent faire et appellent ça leur style plus par dépit que par choix.
Mais paradoxalement, il sort de tous ces « nouveaux » tatoueurs des styles de plus en plus dingues, des idées que personne n’avait jamais eu parce que trop coincés dans une pensée « tattoo », et je trouve ça super. Je suis surprise tous les jours par de nouveau trucs que je vois sur la toile et je me demande ce qu’ils vont encore nous sortir de nouveau, jusqu’où est-ce que ça va aller?
Le tattoo a complètement changé ces dix dernières années, mais en tellement bien. Et les gens se font de plus en plus tatouer parce qu’ils attendait qu’on leur propose des trucs comme ça, pas seulement parce que la tattoo passe à la TV.





- Quels aspects liés à ton expérience t'ont conforté dans tes choix, et qu'est ce que tu ne referais plus ?

Je me conforte dans l’idée que le travail assidu paye. Je ne parle pas d’argent mais de confort de vie. Toutes ces années sur la route à ne pas trop savoir où j’allais, à rencontrer un maximum de gens et tenter de m’imposer dans un univers quand même assez particulier m’ont bien forgées. Je peux me permettre de travailler un peu moins ( je suis descendue de 4 à 2 tattoos par jour, ouiiii!), je peux ne tatouer (presque) que mes dessins, je travaille avec des gens que j’admire beaucoup, tout ça n’aurait pas été possible sans toutes ces années de travail incessant. Et puis j’ai une vie de souvenirs!
Il n’y a rien que je ne referais pas, disons seulement que pour certains cas, je suis contente que le ridicule ne tue pas!

- Tu peux parler de ton lien avec Belgique ?

Il est fort, mon lien avec la Belgique! Pendant des années de voyage, à chaque fois que je revenais à Paris, je me disais que c’était quand même la plus belle ville du monde et je n’ai jamais trouvé d’endroit où je me sente mieux. Jusqu’à ce que je vienne à Bruxelles.
J’ai grandi à Belleville à Paris, un quartier bien populaire. Mais les villes changent. Et j’ai retrouvé dans les Marolles (le vieux Bruxelles où se trouve la Boucherie Moderne) l’ambiance du Belleville de mon enfance, avec le vieux marché et les papis qui boivent du blanc à 8h du mat. A force d’y faire des aller-retour, je me suis installée.
Et puis la ville a changé aussi, et j’ai suivi mon mec à Liège où je retrouve beaucoup cette ambiance un peu vieillotte, des pavés, des vieilles usines et une ambiance punk indécrottable qui fait de Liège la ville de tous les danger si tu as quelques tendances vers l’alcool et les drogues. Elle ne s’appelle pas ToxCity pour rien!



- Entre ton bateau, l'Usine et l'Angleterre tu as beaucoup de nouveaux projets dans les cartons, peux-tu nous en parler ?

Oui, plein de projets, en effet !!!
Prenons -les dans l’ordre. D’abord le bateau : j’ai fais l’acquisition d’un superbe « petit » remorqueur de 17 mètres en mai dernier. Le projet initial était de faire un tattoo shop dedans, vu que je n’avais pas de shop dans lequel bosser à Liège. Mais les travaux risquent de durer au moins encore un an d’où le projet suivant de l’Usine. On a passé tout l’été à travailler dessus, faire des barbecues sur le quai du chantier (avec baignades dans le canal pour se rafraichir), donc vivement les beaux jours que l’on remette ça. Le projet d'y tatouer dedans n’est pas abandonné. Je tiens à faire un peu de tatouage itinérant avec dès qu’il sera remis à l’eau, mais dans un premier temps, plutôt du côté d’Amsterdam et dans ces coins là.
Et puis L’Usine qui ouvrira ses portes au mois de juin 2016. C’est en voyant le lieu à louer avec mon amie Sabina [NDLR : Sabina Patiperra - Psychodermo, Namur] qui tatoue à Liège aussi, qu’on a flashé dessus. Si c’était pour ouvrir un énième tattoo shop à Liège, on ne l’aurait jamais fait, mais cet endroit comporte une galerie séparée de l’espace tattoo et c’est vraiment ce qui nous a plu. Donc à partir du mois de juin, expos tous les deux mois, tattoo et enfin un peu de stabilité!
Et puis dès que la stabilité ne sera plus une découverte, je compte bien traverser la Manche pour aller m’installer un peu à Brighton, où je travaille régulièrement. Là, le bateau deviendra la maison. Mais on en est pas encore là...

- Nouveau challenge donc avec la gestion d'une galerie. Quel objectif tu vises avec cette ouverture ? Qu'est ce que tu souhaites y défendre ?

Je pense qu’on va prendre les choses comme elles viennent, surtout. Les problèmes logistiques arriveront bien vite (la communication, repeindre les murs après que les artistes soient venu nous les foutre en l’air, etc..). Mais en effet, il y a des choses qui sont importantes pour nous. Nous ferons une expo tous les deux mois (notre agenda de conventions ne nous permet pas d’en faire plus souvent). Un petit pourcentage sera pris sur la vente des œuvres qui sera entièrement reversé à des œuvres caritatives différentes à chaque fois.
Ce côté-là est très important pour nous. Je trouve que le monde du tatouage brasse assez d’argent pour qu’on puisse faire bouger les choses, même à notre petite échelle. Nous avons des murs, donc un espace ouvert à la liberté d’expression, ce qui est déjà une arme forte, et si en plus on peut sortir des gens de la merde en faisant la fête, tout le monde y gagne.

- Tu signes l’exposition d’ouverture avec Köfi, par la suite qui comptes-tu y inviter ? Des artistes issus de la nouvelle génération?

Après cette expo, nous en feront une autre en août avec plein d’artistes liégeois, tatoueurs ou pas. Un gros melting pot de tout ce qu’il se fait ici, tous styles confondus. Et dès la rentrée, Piet du Congo, Franky Baloney des Requins Marteaux, et Elzo Durt. Ça nous mène déjà en 2017, donc on verra pour la suite. Donc nouvelle, ancienne génération, tout le monde est le bienvenu. Et si en plus on peut faire découvrir de nouveaux talent, encore mieux!

- Avec tous ces projets, tu vas continuer à exposer en Europe de façon intensive comme tu l’as fait les dernières années ?

Oui, bien sûr! Le fait d’être posée à Liège me permettra de dessiner encore plus, donc je compte bien continuer les expos et les guests tattoo un peu partout. C’est l’avantage d’ouvrir l’Usine à deux, aussi, on peut se relayer. Les prochaines expos arriveront assez vite après l’ouverture, je serai à Nantes chez Turbo Zero au mois d’octobre, puis à Toulouse au Dispensary (sans doute en collaboration avec Thomas Krauss) au mois de décembre et à Portsmouth en Angleterre, chez Play Dead au mois de janvier. Après, on verra bien!

- Qu’est ce qu’on peut te souhaiter pour la suite ?

On en reparle quand le shop est ouvert? Pour le moment, rien de plus, s’il te plait !



www.leanahon.com



























Texte et Photos : P-Mod / www.facebook.com/pmod.photo


Télécharger l'application

Pour télécharger l'application, scannez le QRCode:

Ou cliquez sur un de ces liens :

Get it on the App Store
Get it on Google Play
Pour télécharger l'application, scannez le QRCode:
Ou cliquez sur un de ces liens :
Get it on the App Store
Get it on Google Play